BEAUTÉ, MON BEAU SOUCI
La vie est supportable pour nous autres, les hommes, parce que nous parvenons à nous ménager, ici ou là, de temps en temps, dans une longue suite de malheurs et d’ennui, comme des plages de beauté. La beauté n’est pas la vérité : elle ne prend pas de grands airs, elle n’a pas de prétentions, elle traîne au coin de la rue. Elle est à peine métaphysique. Elle descend sans se faire prier à la réalité la plus quotidienne. Le beau se dégrade en joli, en charmant, en plaisant, en ravissant. Il se gonfle en sublime. Il s’arrange fort bien du plaisir, et parfois du plus bas. Une maison, une voiture, une fleur, une opération, une statue, une fortune, une femme, bien entendu – ou un homme, bien sûr –, peuvent être qualifiées de belles. Il n’y a de beauté que pour les hommes, mais, comme la vérité, la beauté semble le reflet de quelque chose dont nous ne savons rien.
Nous nous souvenons tous d’une silhouette de femme, d’une baie fermée sur elle-même en Méditerranée, d’une église de campagne, d’une peinture ou d’une mélodie attrapée par hasard, et qui nous ont paru belles. Un bonheur, parfois teinté de tristesse, vient se mêler à la beauté. Elle nous donne de la joie. Elle nous perce le cœur. Elle nous fait comme un signe qu’on ne comprend pas bien et qui montre autre chose.
La littérature tout entière, ou ce qui mérite ce nom, la peinture, la sculpture, la danse, la musique, tous les arts, mais aussi une journée de ski, une promenade en bateau entre les îles de la mer Égée ou sur les eaux du Nil, une nuit étoilée, un cyprès sous le soleil ont rapport avec la beauté. Ce n’est pas qu’ils se confondent avec elle : beaucoup d’autres éléments entrent dans leur composition et l’art lui-même n’a pas toujours la beauté comme unique ressort ni comme but exclusif.
Mais la beauté – si difficile à cerner et à expliquer à qui n’en aurait aucune idée – est une promesse de bonheur qui se glisse un peu partout, selon des règles compliquées pour donner au tout sa dignité et son charme.
Le tout est la vérité même. Il est aussi la beauté même. Nos vérités de rencontre sont le reflet du tout et de sa vérité, comme la mobilité du temps n’est rien d’autre que l’image, passagère et mortelle, de l’immobile éternité. La beauté dégringole du tout à l’univers et de l’univers à notre monde dont quelques-uns essaient, souvent en vain, de temps en temps avec génie, de rendre comme ils peuvent la multiple splendeur. Il y a de la beauté dans les arbres, dans les nuages, dans les cristaux de la neige, dans les criques du Dodécanèse, dans un campo de Venise avec ses palais et ses ponts, dans les pommes de Cézanne ou dans Le Mariage secret de Cimarosa, dans l’Éthique de Spinoza ou dans Le Temps retrouvé parce que le tout est beau.
La beauté du tout nous échappe. Mais la mathématique, l’astrophysique, la géographie, l’histoire, l’art aussi, et l’amour, et le désir et le sexe, nous permettent de nous en faire une idée. Il y a, bien entendu, de la laideur dans la beauté parce qu’il y a du mal dans le monde. Les hommes contribuent plus que personne, si l’on ose dire, à la beauté du monde. Et plus que personne à sa laideur.
La beauté se promène. Elle erre, de-ci, de-là, à travers le vaste monde. Elle descend dans un tableau, dans une symphonie, dans une page de roman, dans le soir qui tombe, dans une équation résolue, dans une fleur entre deux pierres. Elle s’attache à Rembrandt, à Bach, à Homère, à Shakespeare.
Elle rôde dans les bordels et dans les rues obscures des ports où les marins la traquent. Elle s’élance à travers les cieux où, à défaut de Dieu, invisible et caché, et des cruels trous noirs que personne ne peut voir, les astronautes la rencontrent et la rencontreront sous les espèces des étoiles, des galaxies, des comètes et de cette planète bleue où, lancée par Orphée, par Platon, par des géomètres, par des architectes et des sculpteurs, des marins aussi peut-être, et des amoureux, l’idée de beauté a pris son vol un beau jour. Elle traîne dans les bons livres et à la corne des bois, dans les champs de lavande, sur la toile des peintres, dans les trompettes de Purcell ou de Haydn, sur la scène et sur les écrans, sur la mer déchaînée, au sommet des montagnes et dans le cœur des hommes.
En dépit des poètes avec leurs grands chapeaux, des esthètes, des mannequins et des top models avec leur sourire tragique à la une des magazines, des statues d’Aphrodite et de l’amant d’Hadrien, elle ne suffit pas, pauvre petite, à donner un sens à l’univers, si cruel et si dur, mais elle le rend vivable à ceux qui y habitent.
Beauté, mon beau souci, de qui l’âme incertaine À comme l’océan son flux et son reflux : Pensez de vous résoudre à soulager ma peine, Ou je me vois résoudre à ne la souffrir plus.
Si le tout n’était pas beau, toute vie serait un enfer. Parce que le temps y règne, et le mal, le monde est très loin de se confondre avec un paradis. Mais, réduit en poudre et en miettes par le big bang primitif, un peu de bien et de beauté tombé des doigts de l’être et de l’éternité se mêle au temps et au mal. Un peu de beauté survit, à l’état de signes, dans le tourbillon de l’histoire, toute dégouttante de sang, de folies et de crimes. Vous, moi, nous tous, nous nous souvenons d’une beauté évanouie et cachée et, comme des enfants à la recherche des œufs de Pâques dissimulés par leurs parents sous les arbres du jardin, nous ne cessons jamais de la guetter, veilleurs du haut de la tour, en même temps que la vérité.